Stéphane Kerecki - Nouvelle vague - Citizen Jazz
Dire que l’univers de la Nouvelle Vague au cinéma a inspiré les jazzmen relève de la tautologie, mais l’inverse est également vrai. D’Ascenseur pour l’échafaud aux œuvres de Jacques Demy, le jazz constitue un aspect majeur de son esthétique et son caractère improvisé est primordial. Godard disait de la musique qu’elle était « sa petite Antigone qui l’aidait à voir l’incroyable ». C’est ce qui chevillait déjà le propos de Stephan Oliva lorsqu’il a enregistré seul Vaguement Godard en 2013. C’est ce qui infuse encore ce Nouvelle Vague de Stéphane Kerecki où, de Godard à Truffaut, de Delerue à Solal, la musique se passe de l’image pour mieux la suggérer. On avait laissé Kerecki, avec son quartet étendu, en architecte des sons. Le voici avec un nouveau quartet, une bande à part qui le transforme en enlumineur de salles obscures.
A ses côtés, le batteur Fabrice Moreau est l’allié idéal pour assurer une base rythmique d’une grande musicalité. On le retrouve, sur un morceau comme « Le Mépris » dans un rôle assez proche de celui qu’il tient dans le trio de Jean-Philippe Viret : nulle frappe sèche, mais des frôlements de cymbales et des peaux caressées, comme pour ajouter de la volupté à l’étreinte distante entre la contrebasse et le soprano d’Emile Parisien - une étreinte renvoyant à celle de Bardot et Piccoli. Quand le saxophoniste s’élance dans le thème célèbre, on perçoit de manière éclatante ce qui a conduit Kerecki à aborder ce répertoire. Il y a bien sûr la liberté formelle à laquelle son talent d’arrangeur rend grâce (remarquable « Lola », de Demy,) et qu’il éclaire de ses pizzicati profonds. Mais cela va bien plus loin que le simple hommage de surface : comme les films qu’il aborde, Nouvelle Vague sonde les fractures, les ruptures et les discontinuités harmonieuses de la narration, sans jamais verser dans une nostalgie malvenue.
C’est particulièrement évident sur la relecture captivante du générique d’Ascenseur pour l’échafaud où John Taylor structure une trame moins capiteuse, plus urgente que l’original, comme pour permettre à Parisien de s’approprier un registre proche du chant. C’est en effet le pianiste qui distille, parfois en quelques notes, les prises de distance poétique par rapport aux thèmes originaux. Lorsqu’il altère la ligne forte et claire alliant Kerecki et Moreau sur un « À bout de souffle » d’une douceur languide, on retrouve l’harmonie qui illumine Patience.
Les images que projette Kerecki ne sont pas celles des films, à moins qu’elles ne soient teintées par l’écume de ses souvenirs. Mais lui aussi a une Antigone qui l’aide à voir l’incroyable : Jeanne Added, pour deux pièces somptueuses, dont la « Chanson de Maxence » (tirée des Demoiselles de Rochefort), qu’elle fait absolument sienne, portée par les balais du batteur ; un morceau qui, écouté en boucle et en profondeur, révèle bien des écorchures. Les interventions de la chanteuse sont comme les images de Varda - grande absente de ce disque -, elles apportent une indispensable légèreté au discours magnétique et limpide de Kerecki. Et le disque s’impose de lui-même.